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Littérature et histoire du moyen-âge

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La chanson de Roland (extraits)

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1La chanson de Roland (extraits) Empty La chanson de Roland (extraits) Dim 19 Fév - 16:21

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La mort de Roland


Roland lui-même sent que la mort lui est proche ;
2260 Sa cervelle s’en va par les oreilles...
Le voilà qui prie pour ses pairs d’abord, afin que Dieu les appelle,
Puis il se recommande à l’ange Gabriel.
Prist l’olifant, que reproce n’en ait, Il prend l’olifant d’une main (pour n’en pas avoir de reproche),
Et de l’autre saisit Durendal, son épée.
2265 Il s’avance plus loin qu’une portée d’arbalète,
Il s’avance sur la terre d’Espagne, entre en un champ de blé,
Sous deux beaux arbres
y a là quatre perrons de marbre.
Roland tombe à l’envers sur l’herbe verte,
Et se pâme ; car la mort lui est proche.

Les puys sont hauts, hauts sont les arbres.
Il y a là quatre perrons, tout luisants de marbre.
Sur l’herbe verte le comte Roland se pâme.
Cependant un Sarrasin l’épie,
Qui contrefait le mort et gît parmi les autres ;
Il a couvert de sang son corps et son visage.
Soudain il se redresse, il accourt ;
Il est fort, il est beau et de grande bravoure.
Plein d’orgueil et de mortelle rage,
Il saisit Roland, corps et armes,
Et s’écrie : « Vaincu, il est vaincu, le neveu de Charles !
« Voilà son épée que je porterai en Arabie. »
Comme il la tirait, Roland sentit quelque chose...

Roland s’aperçoit qu’on lui enlève son épée ;
Il ouvre les yeux, ne dit qu’un mot :
« Tu n’es pas des nôtres, que je sache ! »
De son olifant, qu’il ne voudrait point lâcher,
Il frappe un rude coup sur le heaume tout gemmé d’or,
Brise l’acier, la tête et les os du païen,
Lui fait jaillir les deux yeux hors du chef,
Et le retourne mort à ses pieds :
« Lâche, dit-il, qui t’a rendu si osé,
« À tort ou à droit, de mettre la main sur Roland ?
« Qui le saura t’en estimera fou.
« Le pavillon de mon olifant en est fendu ;
" L’or et les pierreries en sont tombés. »

Roland sent bien qu’il a perdu la vue :
Il se lève, il s’évertue tant qu’il peut ;
Las ! son visage n’a plus de couleurs.
Devant lui est une roche brune ;
Par grande douleur et colère, il y assène dix forts coups ;
L’acier de Durendal grince : point ne se rompt, ni ne s’ébrèche :
« Ah ! sainte Marie, venez à mon aide, dit le comte.
« Ô ma bonne Durendal, quel malheur !
« Me voici en triste état, et je ne puis plus vous défendre ;
« Avec vous j’ai tant gagné de batailles !
« J’ai tant conquis de vastes royaumes
« Que tient aujourd’hui Charles à la barbe chenue !
« Ne vous ait pas qui fuie devant un autre !
« Car vous avez été longtemps au poing d’un brave,
« Tel qu’il n’y en aura jamais en France, la terre libre. »

Roland frappe une seconde fois au perron de sardoine ;
L’acier grince : il ne rompt pas, il ne s’ébrèche point.
Quand le comte s’aperçoit qu’il ne peut briser son épée,
En dedans de lui-même il commence à la plaindre :
« Ô ma Durendal, comme tu es claire et blanche !
« Comme tu luis et flamboies au soleil !
« Je m’en souviens : Charles était aux vallons de Maurienne,
« Quand Dieu, du haut du ciel, lui manda par un ange
« De te donner à un vaillant capitaine.
« C’est alors que le grand, le noble roi la ceignit à mon côté...
« Avec elle je lui conquis l’Anjou et la Bretagne ;
« Je lui conquis le Poitou et le Maine ;
« Je lui conquis la libre Normandie ;
« Je lui conquis Provence et Aquitaine,
« La Lombardie et toute la Romagne ;
« Je lui conquis la Bavière et les Flandres,
« Et la Bulgarie et la Pologne,
« Constantinople qui lui rendit hommage,
« Et la Saxe qui se soumit à son bon plaisir ;
« Je lui conquis Écosse, Galles, Irlande
« Et l’Angleterre, son domaine privé.
« Cunquis l’en ai païs e teres tantes, terres,
« Que tient Charles à la barbe chenue !
« Et maintenant j’ai grande douleur à cause de cette épée.
« Plutôt mourir que de la laisser aux païens !
« Que Dieu n’inflige point cette honte à la France ! »

Pour la troisième fois, Roland frappe sur une pierre bise :
Plus en abat que je ne saurais dire.
L’acier grince ; il ne rompt pas :
L’épée remonte en amont vers le ciel.
Quand le comte s’aperçoit qu’il ne la peut briser,
Tout doucement il la plaint en lui-même :
« Ma Durendal, comme tu es belle et sainte !
« Dans ta garde dorée il y a assez de reliques :
« Une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile.
« Des cheveux de monseigneur saint Denis,
« Du vêtement de la Vierge Marie.
« Non, non, ce n’est pas droit que païens te possèdent !
« Ta place est seulement entre des mains chrétiennes.
« Plaise à Dieu que tu ne tombes pas entre celles d’un lâche !
« Combien de terres j’aurai par toi conquises,
« Que tient Charles à la barbe fleurie,
« Et qui sont aujourd’hui la richesse de l’Empereur ! »

Roland sent que la mort l’entreprend
Et qu’elle lui descend de la tête sur le cœur.
Il court se jeter sous un pin ;
Sur l’herbe verte il se couche face contre terre ;
Il met sous lui son olifant et son épée,
Et se tourne la tête du côté des païens.
Et pourquoi le fait-il ? Ah ! c’est qu’il veut
Faire dire à Charlemagne et à toute l’armée des Francs
Le noble comte, qu’il est mort en conquérant.
Il bat sa coulpe, il répète son Mea culpa.
Pour ses péchés, au ciel il tend son gant...

Roland sent bien que son temps est fini.
Il est là au sommet d’un pic qui regarde l’Espagne ;
D’une main il frappe sa poitrine :
« Mea culpa, mon Dieu, et pardon au nom de ta puissance,
« Pour mes péchés, pour les petits et pour les grands,
« Pour tous ceux que j’ai faits depuis l’heure de ma naissance
« Jusqu’à ce jour où je suis parvenu. »
Il tend à Dieu le gant de sa main droite,
Et voici que les Anges du ciel s’abattent près de lui.

Il est là gisant sous un pin, le comte Roland ;
Il a voulu se tourner du côté de l’Espagne.
Il se prit alors à se souvenir de plusieurs choses :
De tous les royaumes qu’il a conquis,
Et de douce France, et des gens de sa famille,
Et de Charlemagne, son seigneur qui l’a nourri ;
Il ne peut s’empêcher d’en pleurer et de soupirer.
Mais il ne veut pas se mettre lui-même en oubli,
Et, de nouveau, réclame le pardon de Dieu :
« Ô notre vrai Père, dit-il, qui jamais ne mentis,
« Qui ressuscitas saint Lazare d’entre les morts
« Et défendis Daniel contre les lions,
« Sauve, sauve mon âme et défends-la contre tous périls,
« À cause des péchés que j’ai faits en ma vie. »
a tendu à Dieu le gant de sa main droite :
Saint Gabriel l’a reçu.
Alors sa tête s’est inclinée sur son bras,
Et il est allé, mains jointes, à sa fin.
Dieu lui envoie un de ses anges chérubins
Et saint Michel du Péril.
Saint Gabriel est venu avec eux :
L’âme du comte est emportée au Paradis...

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L'ambassade t le crime de Ganelon


Charles le roi, notre grand empereur,
Sept ans entiers est resté en Espagne :
Jusqu’à la mer, il a conquis la haute terre.
Pas de château qui tienne devant lui,
Pas de cité ni de mur qui reste encore debout
Hors Saragosse, qui est sur une montagne.
Le roi Marsile la tient, Marsile qui n’aime pas Dieu,
Qui sert Mahomet et prie Apollon ;
Mais le malheur va l’atteindre : il ne s’en peut garder.

Le roi Marsile était à Saragosse.
Il est allé dans un verger, à l’ombre ;
Sur un perron de marbre bleu se couche :
Autour de lui sont plus de vingt mille hommes.
Il adresse alors la parole à ses ducs, à ses comtes :
« Oyez, seigneurs, dit-il, le mal qui nous accable :
« Charles, l’empereur de France la douce,
« Pour nous confondre est venu dans ce pays.
« Plus n’ai d’armée pour lui livrer bataille,
« Plus n’ai de gent pour disperser la sienne.
« Donnez-moi un conseil, comme mes hommes sages,
« Et préservez-moi de la mort, de la honte. »
Pas un païen, pas un ne répond un seul mot,
Hors Blancandrin, du château de Val-Fonde.

Blancandrin, parmi les païens, était l’un des plus sages,
Chevalier de grande vaillance,
Homme de bon conseil pour aider son seigneur :
« Ne vous effrayez point, dit-il au roi.
« Envoyez un message à Charles, à ce fier, à cet orgueilleux ;
« Promettez-lui service fidèle et très-grande amitié.
« Faites-lui présent de lions, d’ours et de chiens,
« De sept cents chameaux, de mille autours qui aient mué ;
« Donnez-lui quatre cents mulets chargés d’or et d’argent,
« Tout ce que cinquante chars peuvent porter :
« Le roi de France enfin pourra payer ses soldats.
« Mais assez longtemps il a campé dans ce pays
« Et n’a plus qu’à retourner en France, à Aix.
« Vous l’y suivrez, — direz-vous, — à la fête de saint Michel ;
« Et là, vous vous convertirez à la foi chrétienne.
« Vous serez son homme en tout bien, tout honneur.
« S’il exige des otages, eh bien ! vous lui en enverrez
« Dix ou vingt, pour avoir sa confiance.
« Oui, envoyons-lui les fils de nos femmes.
« Moi, tout le premier, je lui livrerai mon fils, dût-il y mourir.
« Mieux vaut qu’ils y perdent la tête
« Que de nous voir enlever notre seigneurie et notre terre
« Et d’être réduits à mendier.

« Par ma main droite que voici, dit Blancandrin,
« Et par cette barbe que le vent fait flotter sur ma poitrine,
« Vous verrez soudain les Français lever leur camp
« Et s’en aller dans leur pays, en France.
« Une fois qu’ils seront de retour en leur meilleur logis,
« Charles, à sa chapelle d’Aix,
« Donnera pour la Saint-Michel une très-grande fête.
« Le jour où vous devrez venir arrivera, le terme passera,
« Et Charles ne recevra plus de nos nouvelles.
« L’Empereur est terrible, son cœur est implacable ;
« Il fera trancher la tête de nos otages.
« Mais il vaut mieux qu’ils y laissent leur tête
« Que de perdre claire Espagne la belle
« Et de souffrir tant de maux et de douleurs.
« — C’est peut-être vrai. » s’écrient les païens.

Le conseil de Marsile est terminé.
Le roi mande alors Clarin de Balaguer,
Avec Estramarin et son pair Eudropin,
Priamon avec Garlan le barbu,
Machiner avec son oncle Matthieu,
Joïmer avec Maubien d’outre-mer,
Et Blancandrin, pour leur exposer son dessein.
Il fait ainsi appel à dix païens, des plus félons :
« Seigneurs barons, vous irez vers Charlemagne,
« Qui est en ce moment au siége de la cité de Cordres.
« Vous prendrez dans vos mains des branches d’olivier,
« En signe de soumission et de paix.
« Si vous avez l’art de me réconcilier avec Charles,
« Je vous donnerai or et argent,
« Terres et fiefs autant que vous en voudrez.
« — Eh ! répondent les païens, nous en avons assez. »

Le conseil de Marsile est terminé:
« Seigneurs, dit-il à ses hommes, vous allez partir
« Avec des branches d’olivier dans vos mains.
« Dites de ma part au roi Charles
« Qu’au nom de son Dieu il ait pitié de moi :
« Avant qu’un seul mois soit passé,
« Je le suivrai avec mille de mes fidèles,
« Pour recevoir la loi chrétienne
« Et devenir son homme par amour et par foi.
« S’il veut des otages, il en aura.
« — Bien, dit Blancandrin. Vous aurez là un bon traite. »

Marsile fit alors amener dix mules blanches
Que lui envoya jadis le roi de Sicile.
Les freins sont d’or, les selles d’argent ;
Les dix messagers y sont montés,
Portant des branches d’olivier dans leurs mains.
Et voici qu’ils arrivent près du roi qui tient la France en son pouvoir.
Charles a beau faire : ils le tromperont.

A CORDRES. — CONSEIL TENU PAR CHARLEMAGNE


L’Empereur se fait tout joyeux et est de belle humeur.
Il a pris Cordres, il en a mis les murs en pièces,
Avec ses machines il en a abattu les tours ;
Ses chevaliers y ont fait un butin très-abondant
D’or, d’argent, de riches armures.
Dans la ville il n’est pas resté un seul païen
Qui ne soit forcé de choisir entre la mort et le baptême…
Le roi Charles est dans un grand verger ;
Avec lui sont Roland et Olivier,
Le duc Samson, le fier Anséis,
Geoffroi d’Anjou, qui porte le gonfanon royal,
Gérin et son compagnon Gérier
Et, avec eux, beaucoup des autres :
Car il y avait bien là quinze mille chevaliers de la douce France.
Ils sont assis sur des tapis blancs,
Et, pour se divertir, jouent aux tables ;
Les plus sages, les plus vieux jouent aux échecs,
Et les bacheliers légers à l’escrime…
Sous un pin, près d’un églantier,
Est un fauteuil d’or massif :
C’est là qu’est assis le roi qui tient douce France.
Sa barbe est blanche et son chef tout fleuri ;
Son corps est beau, et fière est sa contenance.
A celui qui le veut voir il n’est pas besoin de le montrer.
Les messagers païens descendent de leurs mules,
Et saluent Charles en tout bien, tout amour.

Blancandrin, le premier, prend la parole,
Et dit au roi: « Salut au nom de Dieu,
« Du Glorieux que vous devez adorer !
« Voici ce que vous mande le roi Marsile, le vaillant :
« Après s’être bien enquis de votre loi, qui est la loi du salut,
« Il veut largement partager ses trésors avec vous.
« Vous aurez des lions, des ours, des lévriers enchaînés,
« Sept cents chameaux, mille autours après la mue,
« Quatre cents mulets chargés d’argent et d’or,
« Cinquante chars que vous remplirez de ces richesses.
« Vous aurez tant et tant de besants de l’or le plus fin,
« Que vous pourrez payer tous vos soldats.
« Mais il y a trop longtemps que vous êtes en ce pays,
« Et vous n’avez plus qu’à retourner en France, à Aix.
« Mon maître vous y suivra, c’est lui-même qui vous le promet,
« Et il y recevra votre loi.
« Il y deviendra, mains jointes, votre vassal
« Et tiendra de vous le royaume d’Espagne. »
L’Empereur élève alors ses deux mains vers Dieu ;
Il baisse la tête et commence à penser.

L’Empereur demeurait là, tête baissée ;
Car jamais sa parole ne fut hâtive,
Et sa coutume était de ne parler qu’à loisir.
Quand enfin il se redressa, très-fier était son visage :
« Vous avez bien parlé, dit-il aux messagers.
« Il est vrai que le roi Marsile est mon grand ennemi.
« Mais enfin, ces paroles que vous venez de prononcer,
« Dans quelle mesure puis-je m’y fier ?
« — Vous aurez des otages, répond le Sarrasin ;
« Nous vous en donnerons dix, quinze ou vingt.
« Mon fils sera du nombre, dût-il y périr.
« Et vous en aurez, je pense, de plus nobles encore.
« Lorsque vous serez. de retour en votre palais seigneurial,
« A la grande fête de saint Michel du Péril,
« Mon maître, c’est lui qui vous le promet, vous suivra
« A vos eaux d’Aix, que Dieu a fait jaillir pour vous.
« Là, il consentira à devenir chrétien.
« — C’est ainsi, répond Charles, qu’il peut encore se sauver. »
Charles fait conduire les dix mules dans ses étables,
Puis, dans le grand verger, fait tendre un pavillon
Et y donne l’hospitalité aux dix messagers :
Douze sergents les servent et leur font fête ;
Jusqu’au jour clair ils y passent la nuit…
L’Empereur se lève de grand matin.
Charles entend messe et matines,
Puis va s’asseoir sous un pin,
Et mande ses barons pour tenir son conseil :
Car il ne veut rien faire sans ceux de France.

L’Empereur va sous un pin,
Et mande ses barons pour tenir son conseil :
C’est le duc Ogier et l’archevêque Turpin ;
C’est Richard le vieux et son neveu Henri ;
C’est le brave comte de Gascogne, Acelin ;
C’est Thibaud de Reims et son cousin Milon.
Gérier et Gérin y sont aussi,
Et le comte Roland y est venu avec eux,
Suivi du noble et vaillant Olivier.
Il y a là plus de mille Français de France.
On y voit aussi Ganelon, celui qui fit la trahison.
Alors commence ce conseil de malheur.

« Seigneurs barons, dit l’empereur Charles,
« Le roi Marsile vient de m’envoyer ses messagers.
« Il me veut donner une large part de ses richesses,
« Des lions, des ours, des lévriers enchaînés,
« Sept cents chameaux, mille autours après leur mue,
« Quatre cents mulets chargés d’or arabe,
« Tout ce que cinquante chars peuvent porter.
« Mais il y met cette condition : c’est que je retourne en France.
« Il s’engage à me rejoindre dans mon palais d’Aix,
« Pour y recevoir notre loi, qui est la loi du salut.
« Il se fera chrétien et tiendra de moi ses Marches.
« Mais en a-t-il vraiment l’intention, c’est ce que je ne sais pas.
« — Prenons bien garde, » s’écrient les Français.

L'’Empereur a fini son discours.
Le comte Roland, qui point ne l’approuve,
Se lève, et, debout, parle contre son oncle :
« Croire Marsile, ce serait folie, dit-il au roi.
« Il y a sept grandes années que nous sommes entrés en Espagne.
« Je vous ai conquis Commible et Nobles ;
« J’ai pris Valtierra et la terre de Pine,
« Avec Balaguer, Tudele et Sebile.
« Mais quant au roi Marsile, il s’est toujours conduit en traître.
« Jadis il vous envoya quinze de ses païens,
« Portant chacun une branche d’olivier,
« Et qui vous tinrent exactement le même langage.
« Vous prîtes aussi le conseil de vos Français,
« Qui furent assez fous pour être de votre avis.
« Alors vous envoyâtes au païen deux de vos comtes :
« L’un était Basan, l’autre Basile.
« Que fit Marsile? Il leur coupa la tête, là-haut, dans les montagnes au-dessus de Haltoïe.
« Faites, faites la guerre, comme vous l’avez entreprise ;
« Conduisez sur Saragosse votre armée ;
« Mettez-y le siége, dût-il durer toute votre vie ;
« Et vengez ceux que le félon Marsile a fait mourir. »

L’Empereur tient la tête baissée.
Il tourmente sa barbe et tire sa moustache ;
A son neveu ne répond rien, ni bien ni mal.
Tous les Français se taisent, tous, excepté Ganelon.
Ganelon se lève, s’avance devant Charles,
Et très-fièrement commence son discours :
« N’en croyez pas les fous, dit-il au roi ;
« N’en croyez ni les autres ni moi ; n’écoutez que votre avantage.
« Quand le roi Marsile vous fait savoir
« Qu’il est prêt à devenir, mains jointes, votre vassal ;
« Quand il consent à tenir toute l’Espagne de votre main
« Et à recevoir notre foi,
« Celui qui vous conseille de rejeter de telles offres
« Ne se soucie guère de quelle mort nous mourrons.
« C’est là le conseil de l’orgueil, et il ne doit par l’emporter plus longtemps.
« Laissons les fous, et tenons-nous aux sages. »

Naimes alors s’avance à son tour ;
Il eut la barbe blanche et tout le poil chenu ;
Dans toute la cour il n’est pas de meilleur vassal :
« Vous l’avez entendu, dit-il au roi ;
« Vous avez entendu la réponse du comte Ganelon.
« Sage conseil, pourvu qu’il soit suivi !
« Le roi Marsile est vaincu dans la guerre.
« Vous lui avez enlevé toutes ses forteresses ;
« Vos machines ont brisé tous ses murs ;
« Vous avez brûlé ses villes, vous avez battu ses hommes.
« Or il ne vous demande aujourd’hui que d’avoir pitié de lui :
« Ce serait péché que d’exiger davantage,
« D’autant que par ses otages il vous offre toute garantie.
« Vous n’avez plus qu’à lui envoyer un de vos barons ;
« Car il est temps que cette grande guerre prenne fin. »
Tous les Français de dire alors : « Le duc a bien parlé. »

« Seigneurs barons, quel messager enverrons-nous
« Vers le roi Marsile à Saragosse ?
« — J’irai, si vous le voulez bien, répond, duc Naimes.
« Donnez-moi sur-le-champ le gant et le bâton.
« — Non, répond le roi, vous êtes un homme sage.
« Par la barbe et les moustaches que voici,
« Vous n’irez pas à cette heure aussi loin de moi.
« Rasseyez-vous : personne ne vous appelle. »

« Seigneurs barons, quel messager pourrions-nous envoyer
« Vers le Sarrasin qui règne à Saragosse ?
« — J’y puis fort bien aller, s’écrie Roland.
« — Non, certes, répond le comte Olivier.
« Vous avez un cœur trop ardent et farouche ;
« Vous vous attireriez quelque bataille.
« J’irai plutôt, s’il plaît au roi.
« — Taisez-vous tous les deux, répond l’Empereur ;
« Certes, vous n’y mettrez les pieds ni l’un ni l’autre.
« Par cette barbe blanche que vous voyez,
« J’entends qu’on ne choisisse point les douze pairs. »
Les Français se taisent ; les voilà cois.

Turpin de Reims se lève, sort de son rang :
« Laissez en paix vos Francs, dit-il au roi.
« Vous êtes depuis sept ans dans ce pays,
« Et vos barons n’y ont eu que travaux et douleurs.
« C’est à moi, Sire, qu’il faut donner le gant et le bâton.
« J’irai trouver le Sarrasin d’Espagne,
« Et lui dirai un peu ma façon de penser. »
L’Empereur, plein de colère, lui répond :
« Allez vous rasseoir sur ce tapis blanc,
« Et ne vous avisez plus de parler, à moins que je ne vous l’ordonne. »

« Chevaliers francs, dit l’empereur Charles,
« Élisez-moi un baron de ma terre,
« Qui soit mon messager près de Marsile. »
« — Eh ! dit Roland, ce sera Ganelon, mon beau-père :
« Si vous le laissez ici, vous n’en trouverez point de meilleur.
«— Il s’en acquitterait fort bien, s’écrient tous les Français.
« Si le roi le veut, il est trop juste qu’il y aille. »
Le comte Ganelon en est tout plein d’angoisse ;
Il rejette de son cou ses grandes peaux de martre,
Et reste avec son seul bliaut de soie.
Il a les yeux vairs ; sur son visage éclate la fierté ;
Son corps est tout gracieux, larges sont ses côtés ;
Ses pairs ne le peuvent quitter des yeux, tant il est beau.
« Fou, dit-il à Roland, pourquoi cette rage ?
« On le sait assez, que je suis ton beau-père.
« Ainsi tu m’as condamné à aller vers Marsile !
« C’est bien ; mais, si Dieu permet que j’en revienne,
« J’attirerai sur toi tel deuil et tel malheur,
« Qui dureront autant que ta vie.
« — Orgueil et folie, répond Roland.
« On sait trop bien que je ne prends nul souci des menaces.
« Mais, pour un tel message, il faut un homme sage,
« Et, si le roi le veut, je suis prêt à le faire en votre place. »

' — Tu n’iras point à ma place, dit Ganelon,
« Tu n’es pas mon vassal, et je ne suis pas ton seigneur.
« Charles ordonne que je fasse son service :
« J’irai donc à Saragosse, vers Marsile.
« Mais j’y ferai quelque folie,
« Pour soulager la grande colère qui m’oppresse. »
Lorsque Roland l’entend, il commence à rire.

Quand Ganelon voit que Roland rit de lui,
Il en a telle douleur que, de colère, son cœur est tout près de se fendre.
Peu s’en faut qu’il n’en perde le sens :
« Je ne vous aime pas, dit-il au comte Roland ;
« Car c’est vous qui avez fait tomber sur moi le choix des Français.
« Droit Empereur, me voici devant vous,
« Tout prêt à remplir votre commandement. »

" Je vois bien, dit Ganelon, qu’il me faut aller à Saragosse,
« Qui va là-bas n’en revient point.
« Sire, n’oubliez pas surtout que votre sœur est ma femme.
« J’ai un fils ; il n’est pas de plus bel enfant.
« C’est Baudouin, qui promet d’être un preux.
« Je lui laisse mes terres et mes fiefs ;
« Gardez-le bien; car je ne le reverrai plus de mes yeux.
« — Vous avez le cœur trop tendre, lui répond Charles.
« Quand je vous l’ordonne, il y faut aller. »

« Beau sire Ganelon, lui dit Charles, écoutez :
« Vous direz de ma part à Marsile
« Qu’il ait à recevoir le saint baptême.
« Je lui veux donner en fief la moitié de l’Espagne ;
« L’autre moitié sera pour Roland le baron.
« Si Marsile ne veut pas accepter cet accord,
« Sous les murs de Saragosse j’irai mettre le siége,
« Je le ferai prendre et lier de force.
« On le mènera tout droit à Aix, siége de l’Empire ;
« Un jugement y finira sa vie,
« Et il y mourra en grand deuil et grande honte.
« Prenez donc cette lettre, qui est munie de mon sceau,
« Et remettez-la, du poing droit, au païen. »

« Ganelon, dit le roi, avancez près de moi,
« Pour recevoir le bâton et le gant.
« C’est la voix des Francs qui vous désigne : vous l’avez entendu :
« — Non, répond Ganelon, tout cela est l’œuvre de Roland.
« Et plus jamais ne l’aimerai de ma vie.
« Et je n’aimerai plus Olivier, parce qu’Olivier est son ami.
« Et je n’aimerai plus les douze Pairs, parce qu’ils l’aiment.
« Et là, sous vos yeux, Sire, je leur jette mon défi.
« — C’est trop de colère, dit le roi.
« Puisque je l’ordonne, vous irez.
« — J’y puis aller, mais je cours à ma perte,
« Comme Basile et son frère Basan. »

L’Empereur tend à Ganelon le gant de la main droite ;
Mais le comte voudrait bien n’être point là.
Comme il va pour le saisir, le gant tombe par terre.
« Mauvais présage, s’écrient les Français.
« Ce message sera pour nous la cause de grands malheurs.
« — Vous en saurez des nouvelles, » leur répond Ganelon.

Ganelon dit à l’Empereur: « Donnez-moi congé, Sire ;
« Puisqu’il y faut aller, je n’ai plus de temps à perdre.
« — Allez, dit le roi, pour l’honneur de Jésus et pour le mien. »
Charles lève alors sa main droite ; il fait sur Ganelon le signe de la croix ; il lui donne l’absolution ;
Puis lui remet le bâton et la lettre.

Le comte Ganelon s’en va dans sa maison
Et se prend alors à revêtir ses armes,
Les meilleures qu’il y peut trouver.
A ses pieds il attache les éperons d’or.
A son côté ceint Murgleis, son épée,
Et monte sur son destrier Tachebrun.
Son oncle Guinemer lui tient l’étrier.
Que de chevaliers vous eussiez vus pleurer !
Et tous : « O baron, lui disent-ils, quel malheur pour vous !
« Il y a si longtemps que vous êtes à la cour du roi
« Et que l’on vous y tient pour un noble vassal !
« Quant à celui qui vous a désigné pour aller là-bas,
« Charlemagne lui-même ne saura le défendre.
« Jamais le comte Roland n’eût dû avoir une telle pensée :
« Car vous êtes tous deux d’un si haut parentage ! »
Puis : « Seigneur, lui disent-ils, emmenez-nous.
« — A Dieu ne plaise, répond Ganelon.
« Tant de bons bacheliers mourir ! non, plutôt mourir seul.
« Vous, seigneurs, retournez en douce France.
« Saluez ma femme de ma part ;
« Saluez aussi Pinabel, mon ami et mon pair,
« Et mon fils Baudouin, que vous savez.
« Défendez-le bien, et tenez-le pour votre seigneur. »
Alors Ganelon entre en sa voie, et s’achemine vers Saragosse.

Voilà Ganelon qui chevauche sous de hauts oliviers.
Il a rejoint les messagers sarrazins :
Blancandrin, pour l’attendre, avait ralenti sa marche.
Tous deux commencent l’entretien, tous deux y sont également habiles :
« Quel homme merveilleux que ce Charles ! s’écrie Blancandrin.
« Il s’est rendu maître de la Calabre et de la Pouille ;
« Il a passé la mer salée, afin de mettre la main sur l’Angleterre,
« Et il en a conquis le tribut pour saint Pierre.
« Mais pourquoi vient-il nous poursuivre chez nous ?
« — Telle est sa volonté, dit Ganelon,
« Et il n’y aura jamais d’homme qui soit de taille à lutter contre lui. »

« — Quels vaillants hommes que les Français ! dit Blancandrin ;
« Mais vos comtes et vos ducs font très-grand tort
« A leur seigneur, quand ils lui donnent tel conseil :
« Ils perdront Charles, et en perdront bien d’autres avec lui.
« — Pas un d’eux, dit Ganelon, ne mérite ce blâme,
« Pas un, si ce n’est Roland ; et il n’en tirera que de la honte.
« L’autre jour encore, l’Empereur était assis à l’ombre.
« Son neveu vint devant lui, vêtu de sa broigne :
« C’était près de Carcassonne, où il avait fait riche butin !
« Dans sa main il tenait une pomme vermeille :
« Tenez, beau sire, dit-il à son oncle,
« Voici les couronnes de tous les rois que je mets à vos pieds. »
« Tant d’orgueil devrait bien trouver son châtiment.
« Chaque jour il s’expose à la mort.
« Que quelqu’un le tue : nous n’aurons la paix qu’à ce prix. »

« — Ce Roland, dit Blancandrin, est bien cruel
« De vouloir faire crier merci à tous les peuples
« Et mettre ainsi la main sur toutes les terres !
« Mais, pour une telle entreprise, sur quelle gent compte-t-il ?
« — Sur les Français, répond Ganelon.
« Ils l’aiment tant qu’ils ne lui feront jamais défaut.
« Il ne leur refuse ni or, ni argent,
« Ni destriers, ni mules, ni soie, ni armures ;
« A l’Empereur lui-même il en donne autant que Charles en désire.
« Il conquerra le monde jusqu’à l’Orient. »

Ils ont tant chevauché, Ganelon et Blancandrin,
Qu’ils ont fini par s’engager mutuellement leur foi
Pour chercher tous deux la mort de Roland.
Ils ont tant chevauché par voies et par chemins,
Qu’ils arrivent à Saragosse. Ils descendent sous un if.
A l’ombre d’un pin il y a un trône
Enveloppé de soie d’Alexandrie.
C’est là qu’est assis le roi maître de toute l’Espagne.
Vingt mille Sarrasins sont autour de lui ;
Mais on n’entend, parmi eux, sonner ni tinter un seul mot,
Tant ils désirent apprendre des nouvelles.
Voici, voici venir Ganelon et Blancandrin.



Devant Marsile s’avance Blancandrin,
Qui par le poing tient le comte Ganelon :
« Salut, dit-il, au nom de Mahomet
« Et d’Apollon, dont nous observons la loi sainte.
« Nous avons fait votre message à Charles.
« Il a levé ses deux mains vers le ciel,
« A rendu grâces à son Dieu, et point n’a fait d’autre réponse.
« Mais il vous envoie un de ses nobles barons,
« Qui est un très-puissant homme de France.
« C’est par lui que vous saurez si vous aurez la paix ou non.
« — Qu’il parle, dit Marsile ; nous l’écouterons. »

Ganelon, cependant, prend son temps pour réfléchir,
Et commence à parler avec grand art,
Comme celui qui très-bien le sait faire :
« Salut, dit-il au roi, salut au nom de Dieu,
« De Dieu le glorieux que nous devons adorer.
« Voici ce que vous mande Charlemagne le baron :
« Vous recevrez la sainte loi chrétienne,
« Et Charles vous daignera laisser en fief la moitié de l’Espagne.
« L’autre moitié sera pour Roland, le baron.
« (L’orgueilleux cornpagnon que vous aurez là !)
« Si vous ne voulez point de cet accord.
« Sous Saragosse il ira mettre le siége :
« Vous serez pris, vous serez garrotté de force,
« Et l’on vous conduira à Aix, siége de l’Empire.
« Un jugement y finira vos jours,
« Et vous y mourrez dans la vilenie, dans la honte. »
Le roi Marsile fut alors tout saisi de frémissement :
Il tenait à la main une flèche empennée d’or ;
Il en veut frapper Ganelon ; mais par bonheur on le retient.

Le roi Marsile a changé de couleur
Et brandit dans sa main le bois de la flèche.
Ganelon le voit, met la main à son épée,
Et en tire du fourreau la longueur de deux doigts :
« Épée, lui dit-il, vous êtes très-claire et très-belle.
« Tant que je vous porterai à la cour de ce roi,
« L’Empereur de France ne dira pas
« Que je serai mort tout seul au pays étranger.
« Mais, avant ma mort, les meilleurs vous auront payée de leur sang.
« — Empêchons la mêlée, » s’écrient les Sarrasins.

Les meilleurs des païens ont tant prié Marsile,
Que sur son trône il s’est enfin rassis.
Et le calife : « Vous nous mettiez, dit-il, en vilain cas,
« Quand vous vouliez frapper le Français.
« Il fallait l’écouter et l’entendre.
« — Sire, dit Ganelon, je veux bien souffrir et oublier cet affront ;
« Mais jamais je ne consentirais, pour tout l’or que Dieu fit,
« Ni pour tous les trésors qui sont en ce pays,
« A ne pas dire, si l’on m’en laisse le loisir,
« Le message que Charles, le roi très-puissant,
« Vous mande à vous, son ennemi mortel. »
Ganelon était vêtu d’un manteau de zibeline,
Couvert de soie d’Alexandrie.
Il le jette à terre, et Blancandrin le reçoit ;
Mais, quant à son épée, point ne la veut quitter :
En son poing droit la tient par le pommeau d’or.
« Voilà, disent les païens, voilà un noble baron ! »

Ganelon s’est approché du roi :
« Vous vous emportez à tort, lui a-t-il dit.
« Celui qui tient la France, Charlemagne vous mande
« Que vous ayez à recevoir la loi chrétienne,
« Et il vous donnera en fief la moitié de l’Espagne.
« Quant à l’autre moitié, elle est pour son neveu Roland.
« (L’orgueilleux compagnon que vous aurez là !)
« Si vous ne voulez accepter cet accord,
« Charles viendra vous assiéger dans Saragosse.
« Vous serez pris, vous serez garrotté de force,
« Et mené droit à Aix, siége de l’Empire.
« Pour vous pas de destrier ni de paiefroi ;
« Pas de mulet ni de mule où l’on vous laisse chevaucher.
« On vous jettera sur un méchant cheval de charge ;
« Et un jugement vous condamnera à perdre la tête
« Voici la lettre que vous envoie notre Empereur. »
Du poing droit, il la tend au païen.

Marsile, de fureur, est tout décoloré ;
Il brise le sceau, il en fait choir la cire,
Jette un regard sur la lettre, et voit tout ce qui y est écrit :
« Celui qui a la France en son pouvoir, Charles me mande
« De me souvenir de la colère et de la grande douleur ;
« C’est- à-dire de Bazan et de son frère Bazile,
« Dont j’ai pris les têtes là-haut, sur les mont de Haltoïe.
« Si je veux racheter la vie de mon corps,
« Il me faut lui envoyer le calife, mon oncle :
« Autrement il ne m’aimera plus. »
Marsile se tait, et son fils prend la parole :
« Ganelon a parlé follement, dit-il au roi.
« Son crime est tel qu’il mérite la mort,
« Livrez-le-moi, j’en ferai justice. ))
Ganelon l’entend, brandit son épée,
Et contre la tige du pin va s’adosser.


À Saragosse voilà donc un grand émoi.
Or, il y avait là un noble combattant,
Fils d’un aumaçour et qui était fort puissant.
À son seigneur il parle très-sagement :
« Beau sire roi, pas de crainte.
« Voyez Ganelon, voyez ce traitre, comme il a changé de visage. »


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LES PRÉLUDES DE LA GRANDE BATAILLE

Olivier est monté sur une hauteur :
Il regarde à droite parmi le val herbu,
Et voit venir toute l’armée païenne.
Il appelle son compagnon Roland :
« Ah ! dit-il, du côté de l’Espagne, quel bruit j’entends venir !
« Que de blancs hauberts ! que de heaumes flamboyants !
« Nos Français vont en avoir grande ire.
« C’est l’œuvre de Ganelon le traître, le félon ;
« C’est lui qui nous fit donner cette besogne par l’Empereur.
« — Tais-toi, Olivier, répond le comte Roland ;
« C’est mon beau-père : n’en sonne plus mot. »

Olivier est monté sur une colline élevée :
De là il découvre le royaume d’Espagne
Et le grand assemblement des Sarrasins.
Les heaumes luisent, tout gemmés d’or,
Et les écus, et les hauberts brodés,
Et les épieux, et les gonfanons au bout des lances.Olivier ne peut compter les bataillons ;
Il y en a tant, qu’il n’en sait la quantité !
Il en est tout égaré en lui-même,
Comme il a pu, est descendu de la colline ;
Est venu vers les Français, leur a tout raconté.


Olivier dit : « J’ai vu tant de païens
« Que nul homme jamais n’en vit plus sur la terre.
« Il y en a bien cent mille devant nous, avec leurs écus
« Leurs heaumes lacés, leurs blancs hauberts,
« Leurs lances droites, leurs bruns épieux luisants.
« Vous aurez bataille, bataille comme il n’y en eut jamais.
« Seigneurs Français, que Dieu vous donne sa force ;
« Et tenez ferme pour n’être point vaincus. »
Et les Français : « Maudit qui s’enfuira, disent-ils.
« Pas un ne fera défaut à cette mort ! »

LA FIERTÉ DE ROLAND


Olivier dit : « Païens ont grande force,
« Et nos Français, ce semble, en ont bien peu.
« Ami Roland, sonnez de votre cor :
« Charles l’entendra, et fera retourner son armée.
— Je serais bien fou, répond Roland ;
« Dans la douce France, j’en perdrais ma gloire.
« Non, mais je frapperai grands coups de Durendal ;
« Le fer en sera sanglant jusqu’à l’or de la garde.
« Félons païens furent mal inspirés de venir aux défilés :
« Je vous jure que, tous, ils sont jugés à mort ! »

« — Ami Roland, sonnez votre olifant :
« Charles l’entendra et fera retourner la grande armée.
« Le Roi et ses barons viendront à notre secours.
« — À Dieu ne plaise, répond Roland,
« Que mes parents jamais soient blâmés à cause de moi,
« Ni que France la douce tombe jamais dans le déshonneur !
« Non, mais je frapperai grands coups de Durendal,
« Ma bonne épée, que j’ai ceinte à mon côté.
« Vous en verrez tout le fer ensanglanté.
« Félons païens sont assemblés ici pour leur malheur :
« Je vous jure qu’ils seront tous livrés à mort ! »

« — Ami Roland, sonnez votre olifant.
« Le son en ira jusqu’à Charles qui passe aux défilés,
« Et les Français, j’en suis certain, retourneront sur leurs pas.
« — À Dieu ne plaise, lui répond Roland,
« Qu’il soit jamais dit par aucun homme vivant
« Que j’ai sonné mon cor à cause des païens !
« Je ne ferai pas aux miens ce déshonneur.
« Mais quand je serai dans la grande bataille,
« J’y frapperai dix-sept cents coups :
« De Durendal vous verrez le fer tout sanglant.
« Français sont bons : ils frapperont en braves ;
« Les Sarrasins ne peuvent échapper à la mort !

« — Je ne vois pas où serait le déshonneur, dit Olivier.
« J’ai vu, j’ai vu les Sarrasins d’Espagne ;
« Les vallées, les montagnes en sont couvertes,
« Les landes, toutes les plaines en sont cachées.
« Qu’elle est puissante, l’armée de la gent étrangère,
« Et que petite est notre compagnie !
« — Tant mieux, répond Roland, mon ardeur s’en accroît :
« Ne plaise à Dieu, ni à ses très-saints anges,
« Que France, à cause de moi, perde de sa valeur !
« Plutôt mourir qu’être déshonoré :
« Plus nous frappons, plus l’Empereur nous aime ! »

Roland est preux, mais Olivier est sage ;
Ils sont tous deux de merveilleux courage.
Puis d’ailleurs qu’ils sont à cheval et en armes,
lls aimeraient mieux mourir que d’esquiver la bataille.
Les comtes ont l’âme bonne, et leurs paroles sont élevées...
Félons païens chevauchent par grande ire :
« Voyez un peu, Roland, dit Olivier ;
« Les voici, les voici près de nous, et Charles est trop loin.
« Ah ! vous n’avez pas voulu sonner de votre cor ;
« Si le grand Roi était ici, nous n’aurions rien à craindre.
« Jetez les yeux là-haut, vers les monts d’Espagne :
« Vous y verrez dolente arrière-garde.
« Tel s’y trouve aujourd’hui qui plus jamais ne sera dans une autre.
« — Honteuse, honteuse parole, répond Roland.
« Maudit soit qui porte un lâche cœur au ventre !
« Nous tiendrons pied fortement sur la place :
« De nous viendront les coups, et de nous la bataille ! »

Quand Roland voit qu’il y aura bataille,
Il se fait plus fier que lion ou léopard.
Il interpelle les Français, puis Olivier :
« Ne parlez plus ainsi, ami et compagnon ;
« L’Empereur, qui nous laissa ses Français,
« A mis à part ces vingt mille que voici.
« Pas un lâche parmi eux : Charles le sait bien.
« Pour son seigneur on doit souffrir grand mal,
« Endurer le froid et le chaud,
« Perdre de son sang et de sa chair.
« Frappe de ta lance, Olivier, et moi, de Durendal,
« Ma bonne épée que me donna le Roi.
« Et si je meurs, qui l’aura pourra dire :
« C’était l’épée d’un brave ! »

D’autre part est l’archevêque Turpin ;
Il pique son cheval et monte sur une colline,
Puis s’adresse aux Français, et leur fait ce sermon :
« Seigneurs barons, Charles nous a laissés ici ;
« C’est notre roi : notre devoir est de mourir pour lui.
« Chrétienté est en péril, maintenez-la.
« Il est certain que vous aurez bataille,
« Car, sous vos yeux, voici les Sarrasins.
« Or donc, battez votre coulpe, et demandez à Dieu merci.
« Pour guérir vos âmes, je vais vous absoudre ;
" Si vous mourrez, vous serez tous martyrs :
« Dans le grand Paradis vos places sont toutes prêtes. »
Français descendent de cheval, s’agenouillent à terre,
Et l’Archevêque les bénit de par Dieu :
« Pour votre pénitence, vous frapperez les païens. »

Français se redressent, se remettent en pied ;
Les voilà absous et quittes de tous leurs péchés.
L’Archevêque leur a donné sa bénédiction au nom de Dieu ;
Puis ils sont montés sur leurs destriers rapides.
Ils sont armés en chevaliers
Et tout disposés pour la bataille.
Le comte Roland appelle Olivier :
« Sire compagnon, vous le savez,
« C’est Ganelon qui nous a tous vendus ;
« Il en a reçu bons deniers en argent et en or ;
« L’Empereur devrait bien nous venger.
« Quant au roi Marsile, il a fait marché de nous,
« Mais c’est avec nos épées qu’il sera payé. »

Aux défilés d’Espagne passe Roland
Sur Veillantif, son bon cheval courant.
Ses armes lui sont très-avenantes ;
Il s’avance, le baron, avec sa lance au poing,
Dont le fer est tourné vers le ciel,
Et au bout de laquelle est lacé un gonfanon tout blanc.
Les franges d’or lui descendent jusqu’aux mains.
Le corps de Roland est très-beau, son visage est clair et riant.
Sur ses pas marche Olivier, son ami ;
Et ceux de France, le montrant : « Voila notre salut, » s’écrient-ils.
Sur les Sarrasins il jette un regard fier,
Mais humble et doux sur les Français ;
Puis, leur a dit un mot courtois :
« Seigneurs barons, allez au petit pas.
« Ces païens, en vérité, viennent ici chercher grand martyre.
« Le beau butin que nous aurons aujourd’hui !
« Aucun roi de France n’en fit jamais d’aussi riche. »
À ces mots, les deux armées se rencontrent.


« Point n’ai souci de parler, dit alors Olivier.
« Vous n’avez pas daigné sonner de votre cor,
« Et voici que l’aide de Charlemagne vous fait défaut.
« Certes il n’est pas coupable ; car il n’en sait mot, le baron,
« Et ceux qui sont là-bas ne sont point à blâmer.
« Maintenant, chevauchez du mieux que vous pourrez,
« Seigneurs barons, et ne reculez point.
« Au nom de Dieu, ne pensez qu’à deux choses :
« À recevoir et à donner de bons coups.
« Et n’oublions pas la devise de Charles. »
À ce mot, les Français ne poussent qu’un seul cri :
« Montjoie ! » Qui les eût entendus crier de la sorte
Eût eu l’idée du courage.
Puis ils chevauchent, Dieu ! avec quelle fierté !
Pour aller plus rapidement, ils donnent un fort coup d’éperon,
Et (que feraient-ils autre chose ?) se jettent sur l’ennemi.
Mais les Sarrasins n’ont pas peur.
Voilà Français et païens aux prises.

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